Coincées entre Chine et États-Unis, les chimies française et européenne craignent de décrocher
La chimie en Europe traverse une crise inédite, en net décrochage par rapport au reste du monde et à la plupart des autres secteurs industriels. En France, les entreprises anticipent une année 2024 en faible croissance, après le recul de 2023. Des mesures fortes sont attendues aux niveaux européen et français pour que la chimie contribue à tenir le cap d’une économie souveraine et décarbonée.
Il régnait une atmosphère de « calme avant la tempête », le 16 avril dernier, lors de l’assemblée générale de France Chimie. Pourtant, le président Frédéric Gauchet a présenté des résultats 2023 de la chimie en France encourageants, surtout comparés aux déclins significatifs observés chez de nombreux acteurs européens. Alors que la chimie en Europe a connu une baisse de 8 % en volume en 2023 (dont -10 % en Allemagne), la chimie en France a affiché un recul de seulement 2 %, voire de 1 %, si on exclut la chimie fine pharmaceutique. Dans l’Hexagone, la chimie demeure le premier secteur exportateur devant l’agroalimentaire, grâce à des recettes s’élevant à 80 milliards d’euros. Elle se classe également en deuxième position, derrière l’aéronautique et le spatial, en matière de balance commerciale, avec un solde positif de 18 Mrds €. L’emploi a progressé de 1,3 % pour atteindre 228 000 salariés, tandis que les investissements ont atteint un niveau record de 8,1 Mrds €, en 2023 (contre 6,7 Mrds € en 2022), dont 39 % ont été consacrés à des investissements de croissance.
Quand le diable se cache dans les détails
Cependant, comme souvent, le diable se cache dans les détails. Si certains segments tels que les savons, parfums et produits d’entretien et spécialités se maintiennent, la chimie de base – polymères, pétrochimie et chimie de base – traverse une période difficile. Les investissements devraient ralentir à 7,7 Mrds en 2024, avec seulement 25 % alloués à des investissements de croissance. Par ailleurs, une vague de pessimisme semble s’installer. Selon les résultats du baromètre France Chimie de mars 2024 sur le moral des patrons, 56 % d’entre eux se disent pessimistes contre 30 % d’optimistes (comparé à 42 % de pessimistes et 47 % d’optimistes, en septembre 2023). Cette baisse de moral risque de se traduire par des plans de baisse de coûts, des reports d’investissement et des arbitrages en faveur de sites de production d’autres pays.
En réalité, la France est entraînée dans des turbulences affectant l’ensemble de la chimie en Europe. Au cours des quinze dernières années, l’Europe a perdu des parts de marché importantes, ne représentant plus que 14 % d’un marché mondial estimé à 5 434 Mrds €, en 2022 (contre 23 %, en 2008, pour un marché mondial à 2015 Mrds €). Pendant ce temps, la part de marché de la Chine est passée de 19 % à 43 %.
La chimie de base durement concurrencée
L’Europe a particulièrement souffert dans les produits chimiques de base, les matières plastiques ou l’ammoniac, avec des importations chinoises en forte hausse (respectivement + 34 %, + 87 % et une multiplication par cinq des volumes pour l’ammoniac). La Chine a bénéficié de lourds investissements (504 Mrds € sur 2018-2022, contre 130 Mrds pour l’Europe), inondant le marché européen de produits à bas coûts, tandis que la consommation intérieure chinoise ralentissait en raison d'une crise immobilière.
« Il y a un vrai souci d’investissement en Europe. La chine réinvestit 4,3 % de son chiffre d’affaires, les États-Unis 4,2 %, et l’Europe 3,4 % », analyse le président. Le Chine est, par ailleurs, la championne du dumping, si l’on n’en croit la nette hausse des procédures déposées en Europe, depuis 2020. Pourtant, elle n’a pas toujours besoin de recourir à cette pratique, tant ses usines sont neuves et les coûts de production optimisés. « Les usines chinoises se construisent vite et bien. C’est un double handicap », ajoute Frédéric Gauchet.
Les nouvelles ne sont guère meilleures sur le front de l’Est. La chimie américaine revigorée par l’exploitation des gaz de schiste, et plus récemment, par l’IRA, inonde aussi les marchés européens de produits chimiques (+37 % pour la chimie organique et multiplication par 14 des importations d’ammoniac). Cependant, l’Europe peine à réagir car elle ne joue pas à armes égales. Elle est confrontée à des réglementations strictes et à des coûts énergétiques élevés. En 2026, l’écart entre les États-Unis et l’Europe restera significatif, avec un facteur trois pour le gaz et 1,5 pour l’électricité. « Le handicap énergétique est le dénominateur commun de beaucoup de problèmes que la chimie rencontre aujourd’hui », a commenté Frédéric Gauchet.
De premières victimes
En France, on commence à dénombrer de premières victimes. Syensqo a dû cesser la production de vanilline synthétique, à Saint-Fons. ExxonMobil va fermer son vapocraqueur de Notre-Dame de Gravenchon. Touché par un dumping sur la lysine, Metabolic Explorer est passé en procédure de sauvegarde. Cette liste risque de s’allonger, même si, pour l'heure, France Chimie table sur une croissance de l'ordre de 1 % en 2024.
C’est dans ce contexte que l’ensemble de la chimie européenne, ainsi que ses organisations patronales et syndicales se sont réunies en Belgique, à l’initiative du Cefic et de BASF, pour signer la Déclaration d’Anvers. « Il est crucial que le grand public et les politiques comprennent l’importance de notre industrie pour l’avenir de l’Europe », a souligné Frédéric Gauchet. Pour assurer sa survie, la chimie devra relever cinq défis majeurs : régler la question du coût l’énergie, continuer à investir, défendre les frontières, simplifier la réglementation et sanctuariser le Crédit d'Impôt Recherche (CIR). Pour Frédéric Gauchet : « L’industrie de la Chimie attend des mesures fortes des pouvoirs publics européens et français afin de restaurer sa dynamique de développement. L’objectif n’est pas seulement de contribuer au développement de filières européennes (batteries, hydrogène, santé, produits biosourcés, recyclage…), mais également d’accompagner nos sites existants pour que la Chimie continue à contribuer pleinement à une économie souveraine et décarbonée et préserve un emploi de qualité en France. » La chimie n'a pas fini de se battre.