La chimie allemande en plein marasme, plombée par les coûts de l'énergie et des problèmes structurels
Frappé par la hausse des prix de l’énergie et des problèmes structurels, le secteur allemand de la chimie traverse une grave crise depuis deux ans.
Outre-Rhin, la production de l’industrie chimique a atteint un point bas inconnu depuis vingt-neuf ans. C’est le constat dressé en février par Destatis, l’office public allemand des statistiques. De tous les secteurs, la chimie est celui qui affiche les plus fortes baisses de production, environ -11% en 2022 et -12% en 2023. Selon la VCI, la fédération nationale du secteur, le taux d’utilisation des capacités est depuis trois ans inférieur à 82%, considéré comme la limite d’activité minimale. Et près de 15% des entreprises seraient «dans le rouge».
Depuis deux ans, les bilans annuels des grands acteurs font grise mine. Fin février, le géant mondial BASF a publié un chiffre d’affaires de 68,9 milliards d’euros, en chute de 18,4 milliards en un an ! Evonik a vu ses ventes dégringoler de 17%, à 15,3 milliards d’euros ; Covestro de 20%, à 14,3 milliards ; Wacker de 22%, à 6,4 milliards. Bayer, le seul à avoir conservé une division pharmaceutique, a enregistré une perte nette colossale de près de 3 milliards, qui s’explique également par la baisse de ses ventes de médicaments et ses litiges judiciaires liés au glyphosate.
Le rebond post-Covid n’aura pas duré plus d’un an pour l’industrie chimique en Europe. La situation est encore plus rude en Allemagne, pourtant leader européen et numéro trois mondial du secteur. Le pays a été frappé par la crise énergétique engendrée par la guerre en Ukraine et l’interruption brutale des importations de gaz russe dont il dépendait fortement. Pire, l’arrêt de ses derniers réacteurs nucléaires a fait bondir le prix de l’électricité. Multipliés un temps par dix, «les niveaux de prix du gaz et de l’électricité demeurent deux fois plus élevés qu’auparavant», souligne Henrik Meincke, économiste en chef de la VCI.
Un modèle problématique
Ce choc énergétique a été renforcé par l’intégration verticale de la chimie allemande. Le secteur a conservé de larges capacités de production de matières chimiques de base, ces commodités indispensables aux spécialités chimiques, à plus forte valeur ajoutée et qui absorbent plus facilement les hausses de coûts. Conçu pour sécuriser la chaîne de valeur, ce modèle ne résiste pas face à l’explosion des coûts et des arrêts d’unités de chimie de base, perturbant toute la chaîne en aval.
Citant la France, «plus centrée sur les spécialités et les cosmétiques», Henrik Meincke confirme que l’importance de la chimie de base en Allemagne est l’une des raisons pour laquelle «on se porte moins bien aujourd’hui que nos voisins européens». De même, dans un rapport publié en février, Eric Haymann, analyste senior de la Deutsche Bank, estime qu’une «bonne partie des pertes de production en 2022 et en 2023 sont de nature structurelle», craignant que «la plupart des sites qui ont temporairement fermé ne seront sans doute pas remis en service».
Sur ce sujet, BASF constitue là encore un exemple emblématique. À Ludwigshafen, le navire amiral du groupe, plus grand complexe chimique au monde avec 200 unités de production et 39 000 salariés, tangue. C’est le modèle absolu d’intégration totale, allant des commodités aux plus petits volumes de spécialités. Lors de la présentation des résultats annuels de BASF, le PDG Martin Brudermüller a déclaré : «Notre mal de tête actuel en termes de compétitivité, c’est vraiment Ludwigshafen», dont le chiffre d’affaires s’est écroulé de près de 8 milliards d’euros en 2023, à 22,8 milliards. Au début de l’année dernière, le groupe avait déjà décidé d’y fermer plusieurs unités (ammoniac, caprolactame, diisocyanate de toluène…) et entamé des licenciements.
Vastes plans d’austérité
Nous ne produirons bientôt plus de produits de base ni de plastiques standard pour le reste du monde.
La chimie allemande est aussi très dépendante de son marché intérieur (37% des ventes). En 2023, ce chiffre d’affaires s’est établi à 86 milliards d’euros, selon la VCI, soit une contraction de 16% en un an due à la chute de la demande, en particulier celle de secteurs comme la construction et l’automobile. Les ventes totales, elles, ont atteint 230 milliards d’euros en 2023, limitant la baisse à 12% sur un an grâce à une meilleure tenue à l’export. L’Allemagne conserve d’ailleurs un solde commercial positif pour sa chimie, les importations ayant baissé ces deux dernières années, même si depuis quelques mois, «la pression de compétitivité se ressent», avec «une hausse significative des imports de matières premières de Chine et d’Asie, relève Henrik Meincke. À cause du désavantage compétitif en Europe, nous ne produirons bientôt plus de produits de base ni de plastiques standards pour le reste du monde.»
D’autres facteurs structurels touchent la chimie outre-Rhin. La VCI pointe la réglementation de plus en plus exigeante, en particulier en matière de décarbonation de l’industrie, le fort coût du travail, mais aussi un problème d’infrastructures. «Le gouvernement allemand n’a pas suffisamment investi ces dix dernières années», déplore Henrik Meincke, citant «une infrastructure routière délabrée et surchargée, des ponts en mauvais état, un réseau ferroviaire problématique.»
Puissante, innovante et malgré tout avec un réseau industriel parmi les plus performants au monde, la chimie allemande ne va pas s’effondrer demain. Face à la crise, les grands acteurs mènent de vastes plans d’austérité. Le secteur bataille aussi pour convaincre le gouvernement de mieux soutenir les industries électro-intensives, avec à court terme des aides financières pour faire face à la crise. À l’automne, un paquet de mesures a été concédé sur le prix de l’électricité pour les industriels, pour une enveloppe estimée à 28 milliards d’euros jusqu’en 2028, dont 12 milliards dès 2024.
À long terme, la VCI demande davantage de soutien public, financier et politique, afin d’accompagner l’industrie chimique dans sa transition verte. En attendant, les perspectives immédiates ne sont pas enthousiasmantes. Ni la VCI ni la Deutsche Bank ne prévoient autre chose qu’une stagnation de la production chimique en 2024.